A propos de « La ferme à Gégé », mardi 21 novembre à Kercaradec
Entretien avec Florent Verdet, réalisateur. « Par son physique, son allure, son langage, Gégé ressemble à une version cliché d’un paysan. Pourtant, sa carapace d’ours mal léché cache une personnalité complexe, toute de finesse d’esprit, de soif de justice, et d’abnégation » :
Comment avez-vous rencontré Gégé ?
Le point de départ, c’est une rencontre avec le président de l’association Accueil-Paysan qui cherchait un réalisateur pour faire un film sur les 30 ans de leur association. Je ne savais pas vraiment comment faire du cinéma avec cette proposition… J’ai cherché, et c’est en me rendant à l’une de leurs assemblées générales que j’ai fait la connaissance de Gégé et, tout de suite, j’ai eu envie de le filmer. Il était à un moment charnière de sa vie, ouvert sur l’inconnu, approchant de l’âge de la retraite. J’ai senti qu’il y avait là quelque chose à raconter.
Gégé est un homme pragmatique, riche des réinventions successives de son activité. Il avance par palier, en fonction des rencontres, des évènements. Si j’étais venu le voir il y a vingt ans, j’aurais certainement pu montrer le foisonnement et la réussite de son activité à la ferme, offrant une expérience inoubliable aux enfants de banlieue, mais je n’aurais jamais approché son intimité de la même manière. Je n’aurais pas pu bénéficier du recul qu’il a maintenant sur sa vie privée et professionnelle.
Quant à ma légitimité, j’ai dû la gagner et la construire. Il y a eu les films sur le milieu paysan, sur lesquels j’ai travaillé, et mon attachement à Accueil Paysan. Mais surtout, il a fallu passer du temps auprès de Gégé, afin que nous fassions lentement connaissance, qu’il comprenne et accepte mon désir de film et mieux, qu’il se mette à le partager. C’est à ce moment-là que j’ai compris que ce film était aussi, pour Gégé, une manière de dire au revoir à la ferme.
Quel dispositif de tournage a été mis en place ?
Le dispositif principal était celui du cinéma direct, caméra à l’épaule, grand-angulaire, et en cadrant moi-même, cela m’a permis d’être au plus proche de Gégé. Installé à la ferme, accompagné d’un ingénieur du son, j’ai pu suivre les visites impromptues, les formations qu’anime Gégé, les séjours des enfants, et les discussions qui vont bon train… J’ai compris immédiatement que la meilleure façon de dévoiler la sensibilité de Gégé, sa finesse d’esprit et d’analyse, son humour, était de partager son intimité au quotidien.
Attentif à ce que le récit du passé puisse se déployer dans le présent, j’ai structuré le film avec des séquences d’entretien faisant la part belle à l’histoire extraordinaire de Gégé et à sa gouaille inimitable, et avec la séquence centrale du repas de famille. C’est à ma demande que les filles de Gégé et ses petits-enfants, sont venus manger ce jour-là. Nous avions installé des lumières, et j’ai planté mon trépied au bout de la table, un peu comme un spectateur. Pendant les repérages, je m’étais retrouvé dans cette situation où les filles de Gégé racontaient leur histoire avec émotion. Je voulais la retrouver, je leur ai donc demandé de la raconter de nouveau mais pour leurs enfants cette fois. Je n’ai posé aucune question, elles se sont installées, un peu maladroites au début, et rapidement les langues se sont déliées, et elles ont tirées le fil de l’histoire familiale, pendant des heures. Le dispositif a permis à la parole de se libérer, jusqu’à ce que Isaac s’effondre en révélant qu’il avait toujours rêvé de reprendre la ferme.
QUELLE FIGURE DE L’AGRICULTEUR GÉGÉ REPRÉSENTE T-IL ?
Par son physique, son allure, son langage, Gégé ressemble à une version cliché d’un paysan. Pourtant, sa carapace d’ours mal léché cache une personnalité complexe, toute de finesse d’esprit, de soif de justice, et d’abnégation. Gégé aime jouer avec les a priori face aux visiteurs et en particulier face aux enfants qui séjournent à la ferme. Il a une idée très claire de son image et de ce qu’elle provoque chez les autres. Au fur et à mesure qu’on le côtoie, Gégé fait voler en éclat les clichés. Il ne « représente » pas le monde rural, trop diversifié et en constante mutation, mais il incarne pourtant tout un pan de la l’agriculture : celui des petites exploitations, des paysans fiers de leur métier, respectueux de leur terre. Les questionnements intimes de Gégé concernant l’avenir de sa ferme, la possibilité de la transmission et ses modalités, mais aussi et surtout la pédagogie sont autant de réflexions et d’analyses politiques de notre société contemporaine. C’est ainsi qu’est né mon désir de film, partant de l’intime pour toucher à l’universel.
LE FILM EST-IL UN HUIS CLOS ?
En quelque sorte oui, même si huis clos veut dire « porte et fenêtres fermées », alors que, à l’inverse, la ferme de Gégé est largement ouverte sur l’extérieur. Le monde entier est venu chez Gégé, jusqu’à la télévision coréenne à l’occasion de la remise de ses palmes académiques ! Mais c’est vrai que Gégé et sa ferme forment un petit univers à eux seuls. Il maitrise son outil de bout en bout, il en a construit chaque mètre carré pour parfaire son projet d’accueil. C’est un espace multiple qui regorge de surprises et de contrastes. Il comprend sa minuscule maison, la grange, les différents espaces pour les animaux, la «jungle»… C’est un monde à part entière qui recèle une force quasi fictionnelle. Magnifique et déglingué, étrange et flamboyant, c’est un décor porteur de sa propre narration. La ferme de Gégé, quasiment l’unique décor du film. C’est un choix formel qui, tout en restreignant les possibilités de mouvement, donne en réalité plus de cohésion au propos et renforce la tension dramatique.
J’avais imaginé que Gégé pouvait aller visiter ses connaissances en banlieue, mais je tombais toujours dans des situations artificielles et décalées du quotidien de Gégé et de sa vérité. C’est à ses côtés et avec ses proches que j’ai choisi de laisser le film se dérouler. Il n’était pas question de sortir de la ferme pour aller à la rencontre de spécialistes, de pédagogues, quels qu’ils soient. Quant aux enfants de banlieue de l’époque, ils n’apparaissent qu’à travers les archives, ou alors, devenus adultes, lors de leurs visites à la ferme.
Et comme tout parti pris n’est intéressant que s’il est mis à l’épreuve, je transgresse légèrement la règle quand nous quittons la ferme pour rejoindre la mer avec Gégé. C’est son jardin secret, un versant plus intime. Un territoire infini, le lieu de la réflexion, de la mise à distance, où il se ressource quand il doit faire face à la tempête.
|09.11.2023|